Thorulf Þórvaldr avait la réputation d’être le plus grand nain du monde.
Ce qui, au final, lui donnait une taille plus haute que la moyenne. Mais il gardait malgré tout les proportions propres au nanisme.
Une vision tout à fait troublante au premier abord, vite oubliée face au charisme et à la bonhomie particulière du personnage dont le sourire éclatait constamment à travers sa barbe rousse.
Connu et respecté dans tout le monde nordique, “Grand-nain” était un explorateur féru des arts mystiques.
Il y avait tellement d’histoires fantastiques autour de ses aventures que certains pensaient même qu’il était âgé non pas d’une cinquantaine d’années comme son physique le laissait à penser, mais de plus d’un siècle et qu’il était originaire de Nidavellir, le monde des nains d’avant le Ragnarok. Ces histoires faisaient bien rire Thorulf. Mais il est vrai qu’il était difficile de lui faire perdre sa bonne humeur.
Toujours en quête de nouvelles connaissances il faisait équipe avec une capitaine dont
la réputation n’était plus à faire.
Cinq ans auparavant, Klotilde avait gagné sa notoriété en étant la seule capitaine ayant survécu à une rencontre avec le plus grand serpent du monde: Jormungand.
Dans une de ses écailles, elle avait fait sculpter une figure de proue à l’effigie de la créature et avait baptisé son vaisseau le Jormun.
Parmi l’équipage de cette expédition se trouvaient quelques autres grandes figures qui marqueront l'histoire de la Normandie.
Âgée d’à peine 22 ans, et bien avant les faits d’armes qui lui vaudront sa réputation, l’impressionnante Solveig était en charge du commandement à terre puisque Klotilde quittait rarement son bateau, même à quai, souffrante de mal de terre.
Les frères Kobold, prénommés Folker et Rolf étaient des jumeaux qui semblaient un peu idiots au premier abord, auxquels il était tout aussi difficile de donner un âge qu’à Turold mais se trouvaient, en fait, être des génies dans les domaines de la sorcellerie et des langues, puisque l’un ne va pas sans l’autre.
Ce voyage était aussi le premier raid d’Astrid, une jeune fille de 10 ans, adoptée par Thorulf et Klotilde à la mort de ses parents.
Extrait des écrits de Thorulf :
“Terre en vue, retirez le dreki !”, cria Astrid.
Et Klotilde lui fit aussitôt remarquer qu'il n'y avait pas besoin de crier si fort.
Notre knarr, plus léger que le reste de la flotte, était de
petite taille et l’on s’y entendait très bien sans hurler.
Surprise par le manque d’enthousiasme de la capitaine, la jeune fille lança un regard inquiet vers moi.
Et je souriais car je savais que la mauvaise humeur de Klotilde n’était pas tournée contre Astrid mais simplement due à l’idée de fouler la terre ferme.
Klotilde ne se sentait bien que sur les flots. Elle était la meilleure capitaine qu’on ait jamais connue et c’était la personne en laquelle j’avais le plus confiance en Midgard. Et j’étais la personne en laquelle elle avait le plus confiance en Midgard.
-C’est toi qui va retirer le dreki, dis-je à Astrid en chuchotant.
Un incroyable sentiment de fierté s’empara tout d’un coup de la jeune fille et ses jambes se mirent à trembler alors qu’elle commençait à remonter l’allée centrale de l’embarcation sous le regard amusé de l’équipage. C’était son premier raid en France, et tout simplement à l’étranger.
-Ramène tes joues, que j’y fasse frire un oeuf. Cria Solveig la chasseresse, dont le rire tonitruant fut aussitôt suivi de ceux de l'équipage.
L’honneur que je lui faisais en la désignant pour cette tâche signifiait qu’Astrid Hognadóttir avait survécu à sa première traversée. Qu’elle était digne de porter le titre de Viking.
Elle essayait de cacher son excitation en prenant un air naturel, mais ses jambes tremblantes et le rouge qui envahissait ses joues trahissaient ses émotions aux yeux de tous nos comparses.
-Ce sont tes derniers instants en tant qu’enfant Astrid. Une fois que tu auras défait le dreki, tu seras une des nôtres pour toujours.
Cette dernière phrase prononcée avec un clin d’oeil par Klotilde finit de faire bouillonner l’enfant qui détacha la figure de proue en un seul geste, comme si elle l’avait répété maintes fois dans sa tête. Et c’était le cas. Elle serra alors dans son poing la petite pierre précieuse qui lui pendait constamment autour du cou, seul souvenir de ses parents décédés.
Fin de l'extrait des écrits de Thorulf.
La petite flotte traversa l’embouchure gigantesque du fleuve Sequana (aujourd’hui la Seine) mais décida de ne pas la remonter.
Les relations entre les migrants nordiques et les français n’étaient pas au meilleur dans les terres et les habitants des côtes avaient la réputation d’être plus accueillants que la moyenne, le commerce y étant pour beaucoup.
Ils décidèrent donc de s’arrêter dans un petit port situé à l’embouchure d’un deuxième fleuve d’une taille si modeste qu’on pouvait le traverser à pieds à marée basse. Ce qui signifiait que les bateaux ne pouvaient y accéder qu’à certaines heures de la journée.
Ce fleuve s’appelait l'Algia mais il se trouve plus connu aujourd'hui sous le nom de
"la Touque".
Le Jǫrmun entrerait seul dans le port, laissant le reste de la flotte ( 3 grands bateaux pleins à craquer de marchandises diverses et deux autres pour leur protection) en arrière pour ne pas effrayer les autochtones.
Leurs camarades recevraient un message les invitant à les rejoindre seulement quand ils seraient certains que les habitants du port n’étaient pas des sauvages prêts à dégainer leurs armes pour un oui ou pour un non et donc qu'ils pourrait y commercer tranquille.
L’arrivée du Jǫrmun fût finalement très peu remarquée.
Le port, pourtant de petite taille, était plein à craquer de divers bateaux que même un novice en matière d’affaires maritimes pouvait deviner d’origines diverses d’un seul coup d’oeil. Un véritable embouteillage flottant dont quelques embarcations étaient de styles que même Klotilde et Thorulf n’avaient jamais vu de leur vie.
- Regardez, ceux-là n’ont pas enlevé leur dreki !
Astrid pointait du doigt un knarr à fière allure dont la gigantesque figure de proue ressemblait plutôt à un humain difforme qu’aux traditionnelles têtes de dragons.
- C’est le Grendel, soupira Klotilde. On dirait que Beowulf nous précède.
- Qui est Beowulf ?
Solveig prit la parole avec une agressivité soudaine.
- Te souviens-tu de ce gros chien un peu bête, au village, qui se frottait à toutes les jambes et partait chaque matin attaquer les poules de la mère Bertrade avec tant d’application qu’on a du finir par l’enfermer ?
- Evidemment, rit Astrid. On avait dû lui faire boire une bouteille entière d’hydromel pour le calmer …
- Et bien il avait plus d’esprit que cet abruti de Beowulf. Si jamais tu le vois, tiens-t’en à l’écart.
Les frères Kobbold se mirent à ricaner.
- Et tu sais de quoi tu parles quand tu mentionnes le frottement de jambes.
- Tes conseils sont bons, mais tu aurais peut être mieux fait de les suivre, ou de ne pas …
La phrase de Folker fut interrompue par le plat d’une rame qui s’encastra directement sur sa face et le laissa étourdi au sol, contemplant la moitié de dent qui venait de quitter sa bouche à tout jamais.
- Quelqu’un d’autre a une réflexion à donner sur mes histoires passées ?
Solveig n’était pas seulement une excellente chasseuse, mais aussi une femme dont la carrure impressionnante ne donnait pas envie de s’y frotter. Elle était la seule personne de l’équipage dont la taille était égale à celle de Thorulf qui s’interposa aussitôt avec calme.
- N’abime pas trop nos traducteurs, Solveig, leur langue est bien pendue mais c’est pour ça qu’ils sont là.
Les frères Kobold étaient deux personnages de prime abord très peu engageants.
Leurs maigres carrures les distinguaient du reste de la troupe à peu près autant que leur haleine, et leurs bavardages étaient autant constants qu'interminables.
Thorulf avait donc dû fortement insister auprès de Klotilde pour qu’ils rejoignent l’équipage, armé d'un argument de poids :
Leur maîtrise incroyable des langues étrangères.
Au delà du latin et du grec, deux séjours précédents au royaume des Francs leur avaient suffi pour apprendre les dialectes de la région et en faisaient des atouts de poids pour une telle expédition.
Thorulf et Astrid, qui trouvaient les frères malgré tout sympathiques, avaient profité du voyage pour apprendre quelques mots.
A peine le Jǫrmun amarré (non sans difficultés dues au surplus de navires présents dans le port, rendant les manoeuvres complexes) la première surprise qui frappa l’équipage fut de ne pas avoir à payer de taxe autre que quelques pourboires aux personnes aidant à l’arrimage depuis le sol.
Le bonhomme bien habillé qui semblait commander aux autres et parlait à Thorulf par l’intermédiaire de Rolf se voulait souriant tout en montrant un étonnement légèrement dédaigneux devant leur ignorance de la situation.
- C’est la faute aux roches noires, dit l'homme dans un sourire. C’est la faute aux roches noires …
Décision fut bien vite prise que Thorulf et Solveig, accompagnés de Rolf en traducteur, partiraient à la chasse aux informations dans la plus grosse taverne du coin. Parce que s’il est bien un point commun à tout pays, c’est que les lieux de boisson sont les meilleurs endroits pour y faire des rencontres intéressantes.
Klotilde resterait à bord avec le reste de l’équipage et garderait le Jǫrmun prêt à quitter les lieux rapidement en cas de problème. Ce qui était avant tout une excuse pour ne pas faire un spectacle de son mal de terre chronique qui la condamnait à de sévères nausées et migraines dès qu’elle posait le pied sur un sol sans tangage ni roulis.
Astrid était un peu angoissée de voir Thorulf s'éloigner du navire. Elle n'avait jamais été réellement éloignée de Grand-Nain depuis la mort de ses parents, et elle avait entendu de terribles récits de Scandinaves massacrés par certains autochtones du royaume des Francs.
Mais elle n'allait pas montrer de signes de faiblesse pour sa première journée en tant que viking. Elle regarda ses trois amis s'éloigner sans sourciller, mais les mains moites. -Tu cherchais une ville avec moins de gens d’armes, mais j’ai l’impression que tout le monde ici est chevalier de quelque chose, chuchotta Solveig à l'oreille de Thorulf, comme si les passants pouvaient comprendre le scandinave.
Ils n'avaient effectivement pas encore parcouru plus de cinquante mètres qu’ils avaient déjà vu un nombre très inhabituel de guerriers, chevaliers et autres combattants de toutes sortes et, encore plus étonnamment, de toutes origines.
Nos amis n’avaient jamais imaginé croiser de caravane Sarrazine ou de guerriers Grecs dans leur première ville franque mais même si la majorité d’entre eux avaient le type celte de la région, on voyait bien que beaucoup avaient fait une longue route pour venir ici.
Et le nombre d’auberges, de gargotes et de marchands de rues montraient que ce qui leur avait semblé de loin comme un village anodin attirait à lui des voyageurs des quatre coins du pays, voire du monde connu.
La foule de drapeaux et blasons portés par les délégations accompagnant ces guerriers habillait le village d’une multitude de couleurs faisant penser à un festival ou à l’approche d’un tournoi important. En à peine quelques minutes de marche à travers les ruelles, Turold et ses deux compagnons arrivèrent à la taverne centrale, judicieusement appelée “ Le Central”.
Étendu sur deux étages, le lieu de boisson était plein à craquer d’une clientèle correspondant aux mêmes profils que ceux croisés auparavant dans les rues.
Même un aveugle aurait compris à la simple odeur que l’alcool y était consommé à un rythme inhabituel, et les visages fatigués des serveurs courant de gauche à droite montraient à quel point le rythme des commandes était soutenu.
L'enquête pour comprendre ce qui amenait autant de monde ici ne dura
pas bien longtemps, tant le sujet était déjà sur toutes les lèvres …
Toute la côte, qu’on disait plus fleurie que partout ailleurs, était le territoire d'un terrible dragon, créature ancestrale qui vivait là bien longtemps avant l'arrivée des premiers hommes.
Le monstre dormait au fond d’un labyrinthe de pierre appelé "les roches noires" dont l’entrée se trouvait sur la côte et ne se réveillait que quand quelqu’un osait se proclamer seigneur de ces terres.
La bête traquait alors sans relâche l’usurpateur et le piétinait comme un vulgaire insecte.
Aucun chevalier n'était assez fort et aucune arme n’était assez puissante pour détruire ce monstre dont le corps était constitué de roches et s’en trouvait indestructible.
La région entière se trouvait être une zone de non-droit, sans baron, sans duc et sur laquelle même le roi des Francs n’avait osé réclamer la possession.
Le titre de baron de la côte fleurie était offert par le roi lui-même à quiconque survivrait au dragon.
Exaspéré par la situation, il avait même ouvert la promesse à tous, qu’ils soient nobles ou paysans, Francs ou étrangers.
Appâtés par la promesse, les prétendants au titre venaient des quatre coins du monde, et, une fois par semaine, pas moins d’une dizaine de héros venaient rencontrer une mort certaine sous les yeux de nombreux badauds venus pour apprécier le spectacle.
Le commerce était donc florissant dans cette ville qui ne portait pas d’autre nom que “port de la Côte Fleurie”, ou "port de l'Algia" et les nombreuses tavernes y distribuaient aux visiteurs des moules à la crème et toute une batterie d’alcools de pommes qui rendaient de toute façon le séjour inoubliable.
Ni Thorulf, ni ses compagnons n’étaient intéressés par ce défi absurde. Le but de leur voyage était l'exploration, et certainement pas la conquête de territoires.
De plus, les récits de leurs interlocuteurs ne faisaient aucun sens. Il était de notoriété commune, pour tout scandinave qui se respecte, qu'un dragon était une espèce très spécifique de la famille des draconides. Ils sont faits de chair, de cuir, parfois d'écailles mais ne peuvent avoir la peau faite de roche puisque cela les immobiliserait.
Les seules créatures faites de roches sont mues par la magie. Soit manipulées comme des marionnettes par de la sorcellerie (à l'image des golems) soit parce qu'elles sont des créatures élémentales.
Dans le premier cas, la solution était de mettre un terme au sort ou à la vie du sorcier, et dans le deuxième ... Des créatures aussi anciennes et puissantes que des élémentaux de pierre ne doivent pas être détruits car ils participent à l'équilibre naturel d'une région. Et la magie qui les anime est tellement ancienne que nul ne sait comment la stopper.
Mais la discussion leur montra surtout que ces chrétiens avaient un vocabulaire très limité en termes de créatures, et que pour eux, les mots “dragon” et “démon” étaient utilisés pour à peu près toute espèce qui échappait à leur entendement.
Une autre chose qui semblait dépasser la population locale était l’idée qu’une femme, même aussi massive que Solveig, puisse être garde du corps de deux hommes.
Ils semblaient considérer le sexe opposé comme faible et uniquement capable de procréer ou de s'acquitter des tâches ménagères.
Il ne fallut pas plus de quelques remarques sexistes et d’une main baladeuse pour que la chasseuse colle son poing dans la figure d'un jeune impoli. Une assiette qui vole et quelques bocks de bières dans la face plus tard, une bagarre générale avait éclaté dans l'auberge, comme tous les soirs.
Thorulf n'a jamais su pourquoi cet imposant écuyer romain lui en voulait particulièrement mais n'eut pas le temps de trop réfléchir à la question puisqu'il volait déjà à travers une des fenêtres de l'établissement.
A peine avait-il atterri la tête la première dans une flaque de boue devant la taverne que Thorulf vit la jeune Astrid au bout de la rue. Elle courait vers lui, des larmes dans les yeux.
(à suivre)
Ecrit et illustré par Thomas Lesourd.
Artistes invité/es : Sophie Moutier, Florent Martin.
j'adore, c'est super
Antoine a lu le chapitre 3 sur la page de lien